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Faire advenir la transition énergétique : rompre avec l’histoire ! Retour sur la conférence de Jean-Baptiste Fressoz

Rédigé par La rédaction du C3D, le 27 juin 2024

Synthèse de l’échange entre Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, et Fabrice Bonnifet, Directeur Développement Durable & QSE du Groupe Bouygues sur la thématique “Faire advenir la transition énergétique : rompre avec l’histoire !”, dans le cadre de la 5ème conférence “Le Sens & l’Action” du C3D durant Univershifté 2024 à Lille.

 

L’Histoire de la conscience environnementale

Contrairement à la croyance populaire, la prise de conscience de la fragilité de l’environnement ne date pas de ces trente dernières années. Au XVIIIe siècle et jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’environnement jouait un rôle central, notamment en médecine où la pollution était perçue comme dangereuse pour la santé. L’histoire de l’environnement n’est pas celle de la prise de conscience des problèmes, mais celle de la manière dont ces problèmes ont été ignorés ou contournés.

 

La transition énergétique : définition et objectifs

Comment définir la transition énergétique ? La transition énergétique se définit comme le passage d’une économie basée sur les énergies fossiles et extractivistes à une économie décarbonée et sobre en ressources. Actuellement, les énergies fossiles représentent 80 % du mix énergétique mondial et l’objectif est de les remplacer progressivement par des énergies renouvelables.

 

Les défis et les critiques de la transition énergétique

Bien qu’il y ait un consensus sur la nécessité de la transition énergétique, tant parmi le groupe 3 du GIEC que pour les objectifs de croissance financière, des critiques subsistent. Par exemple, Jean-Baptiste Fressoz critique l’approche techno-solutionniste qui repose sur la confiance en la green tech, l’exploration spatiale, ou sur toutes les innovations prometteuses des start-ups et l’IA qui pourrait prétendre de réduire de 10 % les émissions de gaz à effet de serre sans effet rebond,  ni conflit d’usage.

 

Eviter les simplifications historiques trompeuses

Des figures politiques comme John Kerry (homme politique américain, secrétaire d’État des États-Unis) et Agnès Pannier-Runacher (anciennement ministre de la transition énergétique) ont souvent comparé la transition énergétique actuelle à la première révolution industrielle. Cependant, cette analogie est trompeuse. Les transitions énergétiques ne suivent pas une courbe linéaire où une nouvelle énergie remplace l’ancienne.

 

Une énergie remplace-t-elle une autre ? 

Dans l’histoire de la prospective énergétique, le modèle de diffusion en S, décrivant une adoption lente au début, rapide ensuite, puis stabilisée, a été très influent. Utilisé en management de l’innovation, ce modèle a aussi été appliqué aux études de transition énergétique (transition studies). Cependant, il ne reflète pas fidèlement la réalité historique. Les sources d’énergie primaires ont souvent coexisté et interagit de manière complexe, plutôt que de se remplacer linéairement. Par exemple, la révolution industrielle n’a pas été une simple transition du bois au charbon : la consommation de bois a continué à augmenter pour la production d’énergie du charbon. De même, au 20ème siècle, l’industrie du pétrole dépendait encore du charbon, pour produire des tubes en acier indispensables à l’industrie pétrolière. Les transitions énergétiques doivent donc être pensées en termes d’expansion symbiotique de toutes les matières et de toutes les énergies, plutôt qu’en suivant un modèle simpliste de substitution linéaire.

 

Le 20ème siècle n’a pas été aussi sobre en termes d’utilisation d’énergie et de matières premières

Le 20ème siècle, bien que très innovant, a vu une consommation croissante de matières premières et d’énergie. Par exemple, même si l’électricité a révolutionné l’éclairage en remplaçant les lampes à pétrole par des lampes à incandescence, l’usage du pétrole n’a pas diminué. En fait, les phares des voitures actuelles consomment plus de pétrole que l’économie mondiale de 1900 lorsqu’on utilisait des lampes à pétrole. Cela montre que malgré les avancées technologiques, la dépendance aux matières premières et aux énergies n’a pas diminué.

 

L’évolution du concept de transition énergétique

Le terme “transition énergétique” est relativement récent et a été popularisé par le chimiste américain nucléaire Harrison Scott Brown, qui l’a d’abord utilisé dans un contexte de physique atomique avant de l’appliquer à l’énergie. Pendant longtemps, les experts envisageaient une croissance continue et une expansion de toutes les énergies plutôt qu’une transition radicale. En 1956, la Commission de l’énergie atomique des États-Unis a commencé à s’intéresser à l’épuisement des énergies fossiles, soutenant le nucléaire comme alternative. Le géophysicien américain Marion King Hubbert prévoyait que les émissions fossiles devraient être limitées dans plusieurs siècles, alors qu’une transition plus rapide était nécessaire. Auparavant, l’idée de transition énergétique semblait absurde.

 

L’héritage controversé de Simon Kuznets : le PNB face aux enjeux environnementaux

Simon Kuznets, économiste américain, a inventé le concept de PNB pour mesurer l’effort de guerre. Cependant il reconnaissait ses limites pour comparer des pays à différents stades de développement. Le PNB ne tient pas non plus compte de l’épuisement des ressources comme le pétrole. Aujourd’hui, malgré un découplage relatif entre le PNB et les émissions de CO2, nos émissions continuent d’augmenter, notamment en raison de l’agriculture intensive, du remplacement de la terre crue par le béton, et de la globalisation qui allonge les chaînes logistiques. Les combustibles fossiles jouent aujourd’hui un rôle encore plus crucial dans nos sociétés qu’ils ne le faisaient dans les années 1980.

 

Les limites technologiques et la nécessité de la sobriété

Nos technologies actuelles ne sont pas encore matures pour une décarbonisation complète. Jean-Baptiste Fressoz souligne la difficulté de décarboner des secteurs dépendants du carbone, comme l’acier, et insiste sur la nécessité de cesser de fantasmer sur les innovations technologiques.

Il préconise une approche plus réaliste et une réflexion sérieuse sur la sobriété. Par exemple, les panneaux solaires, bien que décarbonés, dépendent encore du charbon pour la construction des infrastructures nécessaires. 30 à 40 % des panneaux solaires sont associés au développement de nouvelles centrales thermiques au charbon !

 

Les scénarios de décroissance et l’adaptation

En mars 2024, un scénario de décroissance a été modélisé pour l’Australie. Paradoxalement, les chocs pétroliers des années 1970 avaient déjà conduit à une remise en question économique plus profonde que celle observée aujourd’hui face au réchauffement climatique.

La question du changement climatique a été envisagée très tôt comme une question d’adaptation. Dès les années 1970, les États-Unis modélisaient les impacts potentiels du changement climatique (par exemple le rapport “Living with climate change” de 1976) et cherchaient des moyens d’adaptation, montrant une forte confiance dans la capacité des États-Unis à prospérer malgré un monde plus chaud de trois degrés.

 

La transition énergétique, qui ne peut être linéaire, nécessite une approche symbiotique des énergies et des matières premières. La transition énergétique est particulièrement complexe dans le contexte actuel et face aux objectifs de transition fixés pour les 30 à 40 prochaines années. Bien que la volonté de mener cette transition soit présente, la réalité est que, même en développant de nouvelles technologies telles que les énergies renouvelables, celles-ci restent encore fortement dépendantes des énergies fossiles.

 

Vous pouvez retrouver le replay Youtube de cette conférence ici.

Vous pouvez retrouver les points clés de la précédente conférence Le Sens et L’action sur “l’intégration des sujets liés à la biodiversité, pour l’entreprise”, ici.